Les réductions d'émissions de CO2 promises par les Cloud providers sont elles réalistes?
Les Cloud Providers multiplient les communications pour un cloud toujours plus responsable, au moment même où l’Irlande et les Pays-Bas instaurent un moratoire sur l’installation de nouveaux datacenters hyperscale.
Les promesses des principaux Cloud Providers : réduire jusqu’à 96% les émissions de CO2eq d’une application lors d’un move-to-cloud
Une réduction de CO2 maximale grâce à l’efficience des datacenters (AWS)
L’étude 451 Research menée pour le compte d’AWS en 2019 (lien) estime à 89% les économies carbone réalisées pour le transfert d’un workload on-premise vers le cloud. Ce chiffre s’applique aux activités Outre-Atlantique ; en Europe, le gain pourrait atteindre 96% avec l’utilisation de datacenters alimentés en énergie renouvelable (lien).
Basculer sur Azure permettrait de réduire sa consommation d’électricité de 22%… à 93% selon les services utilisés (Microsoft)
Dans son rapport The Carbon Benefits of Cloud Computing (lien), Microsoft compare ses services Cloud Azure Compute, Azure Storage, Exchange Online et SharePoint Online avec deux indicateurs différents :
- L’électricité consommée par le service : l’accent est donc mis sur l’efficience énergétique du cloud.
- Les émissions de CO2eq du service incluant l’électricité consommée ainsi que l’ensemble du cycle de vie des équipements sous-jacents (incluant donc la fabrication, le transport et le recyclage des équipements).
D’un point de vue électricité consommée / efficience énergétique, Microsoft estime des gains de 52% à 93% selon les services :
- Azure Compute : diminution de la consommation électrique de 52% à 79% par coeur par heure selon la maturité du déploiement on-premise (79% de baisse de consommation si serveurs physiques dédiés - 52% si les serveurs on-premise sont virtualisés),
- Azure Storage : 71% à 79% de gains d’électricité par TB par an selon que le stockage est local ou mutualisé,
- Exchange Online : 77% à 85% de gains d’électricité par mailbox par an,
- SharePoint Online : 22% à 93% d’électricité économisée par utilisateur par an,
Cette réduction de la consommation énergétique se traduit par une réduction des émissions de CO2 de chaque service. Microsoft annonce même atteindre 98% de réduction de CO2eq dans les zones où les services Azure seraient alimentés en énergies renouvelables :
Une réduction des émissions de CO2eq du Cloud divisée par deux si l’on considère celles des smartphones et ordinateurs utilisateurs (Google Cloud)
Dès 2011, Google a analysé le gain à basculer dans le cloud pour des usages de messagerie d’entreprise (Gmail) et d’applications bureautiques (Google Apps). L’étude met en avant les gains d’économie d’énergie et la réduction des émissions carbone associées :
- Google affiche ainsi (pour les usages de 2010) une réduction de 98% de l’empreinte carbone en basculant sa messagerie d’entreprise vers Gmail (Google Green Computing), et 85% pour les applications bureautiques (Google Apps : energy efficiency).
- Google nuance ces chiffres en indiquant que la réduction des émissions de CO2 n’est plus que de 40% si l’on intègre également les équipements utilisateurs pour accéder à ces services (les smartphones et ordinateurs utilisateurs sont les mêmes que le service soit dans le cloud ou en datacenter).
- Il est également mentionné que le passage vers le cloud tend à augmenter les échanges réseaux de 2-3%.
Notre décryptage : sur quels critères se basent Amazon, Microsoft et Google pour mesurer l’impact de leurs services Cloud ?
La mutualisation des ressources et l’efficience du cloud public
Les 3 cloud providers mettent en avant les mêmes arguments pour justifier les gains d’efficience énergétique - et donc de réduction des émissions de CO2 - à savoir :
- La mutualisation des ressources à grande échelle
- Un meilleur taux d’utilisation des serveurs
- Des équipements informatiques spécifiques et plus performants
- Une gestion optimale du datacenter et un PUE (Power Usage Efficiency) extrêmement bas
Les cloud providers sont extrêmement performants sur ces principes de mutualisation / gestion des ressources ; cependant les opérateurs de datacenters tels que Telehouse ou Equinix appliquent également ces mêmes principes pour optimiser le taux d’utilisation et la consommation de leurs ressources.
Pour justifier les gains d’efficience entre un datacenter on-premise et le cloud public il serait donc opportun de considérer comme base de calcul un datacenter à l’état de l’art sur ces principes, pouvant être comparé aux datacenters des cloud providers. Le datacenter on-premise pris comme référence s’avère inégalement précisé dans les rapports des 3 cloud providers.
Des écarts entre les cloud providers dans la mesure de l’empreinte carbone de la consommation électrique
Mesurer l’impact de la consommation énergétique peut être calculé différemment d’une étude à l’autre : plusieurs écarts qui complexifient la lecture de l’impact du cloud rapporté dans ces études.
La méthode de calcul des émissions de CO2eq
Google fournit les émissions de CO2eq de sa consommation électrique avec la méthode location-based alors que Microsoft et Amazon fournissent les émissions de CO2eq avec la méthode market-based :
- La méthode location-based prend en compte le mix électrique de la localisation du datacenter. Cette méthode rend compte de la consommation physique réelle (l’intensité carbone du mix électrique français sera utilisée pour un datacenter situé en France)
- La méthode market-based ne correspond pas à la consommation réelle et intègre l’achat sur les marchés de Garanties d’Origine EnR (GO) et le financement de capacités EnR additionnelles via un contrat de longue durée (Power Purchase Agreement – PPA). C’est donc une approche ‘purement comptable’ plus que physique de l’intensité carbone de l’électricité.
La norme GHG Protocol recommande de reporter les deux types de chiffres lors d’analyse d’impacts CO2 (cf GHG Protocol Scope 2 Guidance - section 1.5.1) ; une précision qui apporterait plus de transparence aux hypothèses prises. (cf Offsetguide - location-based vs market-based) . A noter qu’en France, la réglementation ne permet pas cette approche market-based : ”L’évaluation de l’impact des consommations d’électricité dans le bilan d’émissions de GES est réalisée sur la base du facteur d’émission moyen du réseau électrique (…) L’utilisation de tout autre facteur est prohibée. Il n’y a donc pas de discrimination par fournisseur [d’électricité] à établir lors de la collecte des données.” (Méthode réglementaire V5-décret BEGES).
La prise en compte du mix électrique du pays où se situe le datacenter
Microsoft et AWS utilisent l’intensité carbone des Etats-Unis ou de l’Europe pour mesurer l’impact des infrastructures on-premise et la comparent à l’intensité carbone moyenne où se trouvent les services Cloud. (cf rapport Microsoft p22 et analyse AWS). Sachant que chaque pays a des moyens de production énergétique différents, cela ajoute une marge d’erreur sur les gains escomptés :
- Le mix européen peut être très différent d’un pays à l’autre : à titre d’exemple l’Agence Européenne de l’Environnement donne l’intensité carbone suivante (source) : Pays-Bas - 328gCO2eq/kWh | France - 51gCO2eq/kWh | Irlande - 278gCO2eq/kWh,
- Le site electricity map donne également une variation de 25g à 739g de CO2eq /KWh pour les différentes zones/régions des USA.
Les gains escomptés d’un move-to-cloud doivent donc tenir compte de l’intensité carbone du mix électrique du datacenter on-premise vs le mix électrique de la région cloud choisie (qui peut être plus ou moins carboné).
La prise en compte de la consommation des équipements utilisateurs
Enfin, GCP est le seul à prendre en compte les 3 tiers (équipement utilisateur, réseau, cloud) pour l’utilisation de la messagerie Google. En considérant uniquement le service cloud, la réduction des émissions CO2 atteint 80% - mais descend à 40% dès lors que l’on considère les 3 tiers.
On peut donc s’interroger sur les gains escomptés d’un move-to-cloud chez AWS ou Microsoft si l’on ajoutait l’hypothèse du matériel des utilisateurs. Les chiffres annoncés ne portent pas sur le service numérique complet mais uniquement sur sa partie datacenter.
Des écarts sur la prise en compte des impacts liés à la fabrication et au transport de matériel
Fruggr présente une définition des scopes 1,2,3 du GHG Protocol appliquée aux datacenters dans cet article : la connaissance de cette définition peut aider à la compréhension de cette partie
AWS annonce que le scope 3 (ie impact du matériel - fabrication, transport - et des bâtiments) est négligeable : «Future versions of the model may include some Scope 3 emissions with embodied carbon calculations for facility and IT systems, but we don’t expect that to meaningfully alter the conclusion of the analysis. » (rapport p18).
Il y a néanmoins quelques facteurs à prendre en compte qui peuvent différencier le scope 3 AWS vs on-premise :
- La durée de vie des équipements : AWS dit dans son rapport (datant de 2019), renouveler plus fréquemment ses équipements qu’un datacenter classique. Une stratégie historique pour bénéficier des avancées technologiques et optimiser le rapport puissance/consommation d’énergie mais qui encourage la fabrication de nouveaux équipements et donc l’impact environnemental
- Cette même stratégie est en train d’évoluer pour allonger la durée d’utilisation des serveurs et équipements réseaux : une stratégie qui diminue donc l’impact scope 3 des cloud providers (annonces récentes d’AWS, de Microsoft ou de Google)
- Si les cloud providers affichent des taux d’utilisation et de virtualisation plus importants, leur capacité à exécuter un même workload requiert donc moins d’équipements qu’en configuration on-premise. Moins d’équipements signifie donc moins d’impacts liés à la fabrication, au transport et au recyclage de ces matériels ce qui pourrait donc diminuer l’impact du cloud vs on-premise
Microsoft de son côté annonce que les gains de CO2eq sur les 3 scopes sont supérieurs aux gains annoncés sur le scope 2 (consommation électrique) : pour Azure Compute à titre d’exemple, les gains passent de 52-79% pour l’impact du scope 2 à 58%-88% pour l’impact des 3 scopes. Microsoft considère donc que le scope 3 de ses datacenters est inférieur à celui d’un datacenter on-premise.
Comment dès lors justifier cette différence ? Aucun détail n’est donné sur le calcul de ces chiffres, néanmoins Microsoft assume un taux de recyclage de 20% de ces équipements : ce recyclage permet de comptabiliser des émissions de CO2eq négatives. On peut aussi estimer que le transport de forts volumes d’équipements permet de réduire l’impact global du transport de matériel si on le rapporte à l’unité transportée.
Dans un rapport plus récent de 2021, Microsoft adopte une nouvelle approche pour comptabiliser les émissions du scope 3. Cette analyse met en perspective l’impact lié à la consommation électrique (scope 2) qui ne représenterait que 25% des émissions carbone - et l’impact du scope 3 (fabrication, achats, transports de matériels et bâtiments) qui représenterait donc 75% de l’impact carbone.
Si l’on garde en tête le ratio annoncé par Microsoft (impact carbone = 25% consommation électrique + 75% matériels / bâtiments), on comprend vite que le discours Carbon-Free Future tel que mis en avant par Google porte à confusion. La vision 2030 de Google Realizing a Carbon-free Future ne porte que sur la production d’énergie pour alimenter les datacenters. Avec pour ambition d’alimenter d’ici 2030 l’ensemble de ses datacenters en “carbon-free energy” (annonce 2020) Google affiche une ambition qui repose sur un système complexe :
- La construction de centrales EnR, mais dont l’activité de construction génère un impact carbone, et qui requiert l’utilisation de matières premières dont le risque de pénurie annoncée pour 2030 met déjà à mal l’ambition de transition énergétique de l’Europe (Université de Louvain 2022 pour Eurométaux),
- L’achat de contrats d’énergie renouvelables (PPA) qui permet de réserver la production d’électricité décarbonée à long terme - mais portant sur des capacités mondiales de production d’EnR ne pouvant dépasser 30% globalement (EIA),
- L’achat de certificats d’EnR (GoOs - Guarantees Of Origin ou REC - Renewable Energy Certificate), mécanisme de compensation comptable sans bénéfice physique, qui certifie qu’une quantité égale à l’énergie consommée localement à été produite quelque part à partir de renouvelable.
Aucune énergie (même renouvelable) n’émet 0g de CO2eq. Employer la terminologie carbon-free energy et justifier ainsi que les datacenters n’émettent pas de CO2 est un raccourci trompeur qui peut porter préjudice aux efforts réalisés par les CSP.
Le Cloud, levier de performance à l’impact environnemental de plus en plus fort
Dans un contexte de tension énergétique et de raréfaction des matières premières, le cloud jusqu’ici considéré comme immatériel et illimité est de plus en plus cité pour son impact environnemental. Le discours carbon-free energy des cloud providers - associé parfois au carbon neutral des GAFAM - fait difficilement echo auprès des organisations utilisatrices du cloud.
Le potentiel bénéfice d’une migration vers le cloud public nécessite une méthodologie solide prenant en compte l’ensemble des éléments end-to-end du service numérique à migrer, le risque d’effets rebond et le surcoût environnemental (double run) du projet, tenant compte de la situation géographique et de son mix énergétique. Les gains de réduction des émissions de CO2 tels qu’affichés par les cloud providers ne pourront être pris tels quels par les DSI.
A travers ces rapports, nous pouvons attendre de Google, AWS et Microsoft qu’ils harmonisent et précisent leurs méthodes de calculs d’impact pour éclairer leurs utilisateurs (ie les équipes cloud des organisations). Un enjeu auquel les cloud providers tentent de répondre à l’aide de calculettes d’impact carbone du cloud.
Le cloud reste un levier d’efficience pour les organisations : au-delà des efforts attendus de la part des cloud providers, la responsabilité des utilisateurs de services cloud est aussi engagée afin d’adopter les pratiques d’éco-conception, de challenger les usages et de mesurer la performance des services cloud utilisés pour en limiter l’impact.
Boavizta est un groupe de travail inter-organisations qui accompagne les réflexions et le partage des pratiques de mesure de l’impact du numérique. Cet article fait partie d’un travail d’analyse sur les méthodologies de mesure de l’impact du cloud et les outils à disposition des équipes cloud pour mesurer leur impact. De prochaines publications sur ces sujets sont à venir, toute contribution au groupe de travail est bienvenue. |
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Sources :
- The Carbon Reduction Opportunity of Moving to Amazon Web Services, 451 Research - 2019 (lien)
- Cloud computing, server utilization and Environment, Jeff Barr - 2015 (lien)
- The carbon benefits of cloud computing, Microsoft - 2020 (lien)
- A new approach for scope 3 emissions transparency, Microsoft - 2021 (lien)
- Google’s Green Computing : Efficiency at Scale, Google - 2011 (lien)
- Google Apps : Energy Efficiency in the Cloud, Google - 2012 (lien)
- Datacenter Efficiency, Google website (lien)
- Metals for Clean Energy: Pathways to solving Europe’s raw materials challenge, Eurométaux - Avril 2022 (lien )
- Electricité verte : un outil pertinent pour les entreprise ? Carbone 4 - Novembre 2018 (lien)